Bien. Après plus de 2 semaines passées ici, il est sans nul doute temps de dresser un premier bilan. En fait, j’ai bien du mal à choisir par où et comment commencer. Je vais donc me lancer dans une tentative de narration chronologico-thématique, où l’arbitraire règnera en maître. Au fait en parlant d’arbitraire, les dates de publication ne correspondent à peu près jamais à celle de rédaction, connexion internet en pointillée oblige.
L’Institut
Comme je l’ai déjà souligné, les bâtiments de l’Institut Imagine détonnent dans le paysage du quartier de Dhassasgo. Une bâtisse principale compacte de deux étages, flanquée de deux bâtiments plus récents de trois étages. Il faut marcher près de 10 minutes pour trouver un bâtiment de hauteur disons comparable. La bâtisse principale abrite une quarantaine de chambres destinées aux étudiants. Elles sont pour l’instant vides. En effet, l’Institut ne dispense aucune formation à l’année et fonctionne selon un système d’atelier. En l’occurrence, pas d’atelier, pas d’étudiant et des locaux quasi-déserts. Signalons tout de même une demi-douzaine de réalisateurs en herbes travaillant sur un projet de court-métrage d’animation qu’ils souhaitent présenter au festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou, le Fespaco, qui aura lieu à partir de la mi-février. Voilà d’ailleurs l’occasion de signaler ici qu’à mon grand regret l’Institut Imagine ne forme pas à la guérilla urbaine bolchévico-anarcho-écologiste spécialisée dans le détournement de pédalos et l’empoisonnement à la sauce béchamel, mais bel et bien aux métiers du cinéma et de l’audiovisuel (www.imagine.bf pour plus de renseignements sur ce projet réellement original et ambitieux). A noter parmi cette bande de futurs talents la présence de Bob, québécois de 27 ans, remarquable car il était le seul représentant de l’ethnie caucasienne résidant à Imagine jusqu’à mon arrivée. Le reste de l’équipe d’Imagine est constituée de burkinabés : Christine la secrétaire, Seydou et Jean-Pierre qui s’occupent de l’entretien, Gaspard et Alain respectivement gardien de jour et de nuit, Mouloungui le directeur adjoint, et enfin Gérard, dont je n’ai absolument aucune idée de la fonction hormis celle d’être extrêmement sympathique. A cette petite troupe s’ajoute Juliette, notre adorable femme de ménage.
Voilà pour l’équipe. Enfin manque ici François Sambaoré, célèbre réalisateur burkinabé, fondateur et directeur de l’Institut et accessoirement mon maître de stage. S’il manque, c’est que je n’ai eu l’occasion de le voir que quelques heures depuis mon arrivée, l’essentiel de son métier consistant à parcourir le monde pour présenter son école et récolter des fonds. Je suis arrivé le 2, lui est arrivé le 4 pour repartir le 5, et ne sera de retour que le 25. Et comme mon boulot est de lui servir d’assistant, forcément je n’ai rien à faire. Ou presque. Je passe quelques petites heures par jours à lui enregistrer des bouquins sur magnétophone. En effet, l’infortuné cinéaste perd la vue et la lecture lui coûte beaucoup d’effort. Ces enregistrements lui évitent cette souffrance. Je suis donc désœuvré l’essentiel de mes journées. L’inconvénient, c’est qu’il m’est difficile de m’intégrer dans ces conditions à la vie de l’Institut. La machine fonctionne parfaitement sans moi et j’ai, malgré la gentillesse des uns et des autres, la désagréable sensation d’être un vilain grain de sable dans un rouage bien huilé. L’avantage, c’est que j’ai tout le temps de découvrir la ville.
Le Tabaski
Le Tabaski, c’est l’Aïd-el-kébir, donc une fête musulmane. Les chiffres de la répartition confessionnelle de la population burkinabè varient beaucoup selon les sources. 47% d’animistes, 31% de musulmans, les 22% restants se répartissant entre catholiques et protestants d’après le recensement national de 96. Les chiffres d’une enquête de la CIA datant de début 2008 sont sensiblement différents : 50% de musulmans, 41% d’animistes et moins de 10% d’honnêtes chrétiens. Pour ma part, à la lumière des conversations que j’ai pu avoir, je trouve incroyablement stupide de se lancer dans cet inventaire, tout au moins en posant des délimitations aussi strictes, dans la mesures où musulmans comme chrétiens sont empreints de culture et de croyances animistes, sans même parler de ces foutues bandes de Ras Tafaris qui arpentent les rues et pour qui Jah, Jésus, Allah, Yahvé, Bouddha, Bill Gates, Eric Clapton, Allen Ginsberg, Zinedine Zidane, ta mère et le magret de canard sauce framboise ne forment qu’un.
Quoi qu’il en soit, l’animisme est surtout répandu dans les campagnes. En ville, la majorité de la population est musulmane. Et le soir du Tabaski, tout le monde fait la fête. Mon pote Abdeslam en profite pour me faire visiter Ouaga by night. Départ en moto du Cristal rouge aux alentours de 18h. On commence par se rendre à la waka (maison) d’une famille d’amis à lui, dans un des plus anciens quartiers de la ville, l'un des plus pauvres aussi. Là-bas, une des filles se marre en m’expliquant que c’est la première fois qu’un blanc se pointe chez eux. Abdeslam discute avec le vieux père de famille en français, mais avec leur putain d’accent je dois m’accrocher de toutes mes forces pour comprendre la conversation. Quand on me demande quelque chose, je dois souvent les faire répéter plusieurs fois avant de pouvoir leur répondre. Le décor n’a pas grand-chose à voir avec l’Institut. Une petite cour en terre battue, quelques chaises sur une minuscule terrasse, un bâtiment bétonné de trois pièces de dimensions moyennes, aux murs et sols nus, une annexe de deux petites pièces pour la famille de l’aîné des fils. Une cinquantaine de mètres carrés en comptant la cour dans lesquels cohabitent une bonne quinzaine de personnes. La classe moyenne de Ouaga.
Après une bonne heure de palabres, on s’éclipse et Abdeslam m’amène dans mon premier maquis, le "King Kundé". Un peu de sémantique s'impose ici. Le maquis burkinabé n'est que l'homonyme, et en rien le synonyme, du maquis français. Il ne s'agit donc pas d'un trou perdu du Vercors où l'on a toute les chances de se faire dégommer par un marxisto-gaulliste fascistophobe pour peu que l'on ait la mauvaise idée de s'y promener entre 1941 et 1944 en arborant une moustache frisée et un imper kaki tout en lisant Goethe à haute voix en version originale. Non, ici, au Burkina Faso, il s'agit d'une sorte de mélange entre un bar, un restaurant et une boîte de nuit. Bien souvent, ils se situent dans une grande cour où quelques tables entourent une sorte de kiosque faisant office de piste de danse. Evidemment, le "King Kundé" est une exception. Une terrasse et une salle ressemblant en tous points à une boîte occidentale. On ne s'y attarde pas vraiment, Abdeslam doit repasser chez lui à Dhassasgo. Il règle rapidement je ne sais quelle affaire avec Yama, avant de me conduire au restaurant où nous dînons. Restes du repas du Tabaski, c'est-à-dire méchoui de mouton en salade. Ensuite, nous voilà reparti en moto vers le centre-ville. Cette fois-ci, mon pilote en profite pour me montrer le plan d'eau d'où provient l'eau du robinet. Je comprends mieux la sévérité féroce qui avait soudainement remplacé la bonhomie habituelle sur le visage de ma chère toubib, quand elle m'a dit d'un air solennel et autoritaire que je ne lui connaissais pas : "Ne bois pas l'eau du robinet là-bas. Je ne plaisante pas. Ne bois PAS l'eau du robinet." Sur les bords de cette mare géante, un hôtel Accor luxueux. Enfin luxueux... J'exagère. La piscine n'est même pas terminée, c'est dire. Mais quand elle le sera, je suis certain que son eau, même après des heures de barbotages de bambins incontinents et miasmeux, sera plus saine que celle qui coule dans les tuyauteries de la ville.
Arrivé au Matata, nous nous occupons de nos tuyauteries personnelles, ou plus exactement, nous les nettoyons à grand renfort de malt fermenté. Autour de nous, c'est un joyeux foutoir. Les gens circulent en tous sens, s'interpellent en beuglant, boivent à grandes gorgées, rient aux éclats. Et surtout, ils dansent. Partout. La piste est pleine. Ils dansent au comptoir en attendant l'arrivée de leur consommation. Ils dansent en faisant la queue pour aller aux chiottes. Ils dansent seuls, en couple ou entre potes. Ils dansent de façon très structurée. Les pas sont codifiés, et exigent une certaine concentration. Rien à voir avec les débauches anarchiques de bras et de jambes d'une soirée européenne. Je peux régulièrement voir un type ou une nana attablé se lever de leur chaise pour danser une dizaine de secondes avant de se rassoir. Et tant pis. Je vais faire dans le lieu commun. Car force m'est d'avouer que le spectacle d'une petite black faisant vibrer ses fesses en rythme a quelque chose de réellement hypnotique.
La circulation
Le quartier de l'Institut est situé à un peu moins de dix kilomètres du centre-ville. Un peu loin pour s'y rendre à pied. Les taxis pullulent, et pour 200 francs CFA la course, c'est-à-dire 40 centimes d'euro, il faudrait être pingre pour ne pas en profiter. Seulement voilà, non seulement je suis pingre, mais en plus pour une raison qui m'échappe, j'ai toujours détesté prendre le taxi, trouvant un je-ne-sais-quoi de déplacé à me faire conduire (par un vrai taxi, en revanche, j'adore me faire trimballer par mes potes, à leur grande exaspération). Sachant que je n'ai pas la moindre notion de la manière dont se conduit une moto et les aptitudes psychomotrices d'une palourde sclérosée, il ne me reste plus qu'une seule solution : le vélo.
Ce qui veut dire composer avec la circulation ouagalaise. Et franchement, vue de l'extérieur, c'est carrément flippant. Ouaga, c'est la ville de la moto. Enfin. Pour être honnête, c'est plutôt la ville de la mobylette. Plus de 700000 au dernier recensement, et environ 50000 nouvelles mises sur le marché chaque année, pour une ville comptant un peu plus d'un million d'habitants. Pour ce que j'ai pu constater, un ratio d'environ une douzaine de motos pour une voiture. Concrètement, cela signifie qu'à chaque fois qu'un feu passe au vert, on assiste à l'envol rageur d'un essaim de deux-roues furibondes.
J'ai d'abord pensé que ce ballet psychédélique n'obéissait à aucune règle. Puis, en y circulant, je me suis rapidement rendu compte que le bordel était causé par l'extrême densité du trafic, et pas par la conduite des ouagalais, qui est en fait très correcte. D'ailleurs, au bout de quelques temps, j'ai réalisé que j'étais le seul crétin à brûler allègrement les feux rouges, à doubler joyeusement par la droite, à conduire d'une seule main ou tout en grillant une clope. Toutefois, ici je ne roule pas sur les trottoirs, et ce essentiellement parce qu'il n'y en a pas. En tout cas, je suis petit à petit en train de perdre mes mauvaises habitudes d'écolier de petite ville et d'en adopter de nouvelles, plus adaptées à une métropole du Tiers-Monde.
Ce qui ne suffit malheureusement pas à éviter toutes les embûches. Il y a quelques jours, je revenais d'une course en bordure du centre-ville et j'étais en train de me faire doubler par une moto. Le conducteur avait embarqué une dizaine de poulets attachés par les pattes sur ces genoux. L'un de ces charmants volatiles a eu la curieuse idée de se détacher dans le seul et unique but de se précipiter sur ma roue avant. Déjouant avec habileté le plan de ce machiavélique gallinacé, je parviens non sans mal à éviter de me casser lamentablement la gueule sur le bitume (car le perfide poulet avait bien sûr choisi l'une des rares routes goudronnées de Ouaga pour faire son coup). Les gens se marrent devant mes acrobaties, et plus encore quand ils m'entendent brailler furieux "ibé nwaga de merde !", c'est-à-dire "fout-le-camp poulet de merde" à cette saleté de bestiole qui prend maintenant lâchement la fuite. Bref, les ouagalais conduisent plutôt bien, le vrai problème provient de la haine viscérale que semble ressentir les piafs locaux à mon égard.
La chaleur :
En ce moment, le Burkina est en pleine saison froide. Ce qui signifie que la température ne dépasse que rarement les 30°. Dans les premiers jours ayant succédés à mon arrivée, ce seuil était largement dépassé. Un ciel dégagé et le soleil a tout le loisir de frapper durement ceux qui se mettent dans son passage. Il y a régulièrement du vent dans la journée, qui tombe en général dans la soirée. Cependant, il s’agit d’un vent très sec, appelé l’Harmattan. Venant du désert, il ne rafraichît pas vraiment l’atmosphère mais contribue par contre à faire voler la fameuse poussière rouge de Ouaga. C’est très joli à regarder, par contre c’est très irritant pour le système respiratoire et très salissant. Ici tous les marchands ont des chiffons et généralement quand vous achetez quelque chose, ils commencent par y donner quelques coups vigoureux histoire de le dépoussiérer un peu.
La transition climatique a été assez difficile. L’essentiel des trois premières nuits ont été passé à accomplir un plan un quatre étapes :
1. Avoir trop chaud pour s’endormir.
2. Mettre en marche le ventilo.
3. Constater que le ventilo fait trop de boucan pour pouvoir dormir.
4. Arrêter le ventilo puis revenir à l’étape 1.
Toutefois, je me suis somme toute rapidement habitué, et je dors maintenant plutôt bien. Moi qui suis d’ordinaire insomniaque chronique, je m’endors même avec une facilité que je n’avais plus eue depuis des années.
La température a également été pour moi source d’un étonnement proche de l’ahurissement, quand je me suis rendu compte que la plupart des gens trouvent qu’il fait froid. Non pas qu’il fait moins chaud que le reste de l’année, non, qu’il fait froid. Par 30°, alors que je transpire en T-shirt et pantacourt, mes potes portent deux, voire trois couches de vêtements ! Mais le plus drôle est à venir. Depuis maintenant une petite semaine, les nuages encombrent le ciel toute la journée. De fait, il fait un peu moins chaud, ce qui est agréable mais préjudiciable au développement de mon bronzage, alors même que je venais de découvrir un moyen d’accéder sans risque au toit de l’Institut. Mais ce n’est pas la question. Depuis 3 jours, je suis, comme à peu près tout le monde ici…enrhumé ! Sans déconner, moi qui ne suis pratiquement jamais malade, je me suis enrhumé par plus de 25° !
Bref, je m’habitue peut-être un peu trop bien à la vie ici. Cela dit, je me suis un peu renseigné sur ce que va être la saison chaude, qui se concentre sur les mois d’avril et mai. Et la réponse, c’est un thermomètre qui dépasse volontiers les 40° pour atteindre parfois plus de 45°. Diantre ! J’avais déjà l’intention de diviser mon stage en deux périodes de 4 mois, mais là me voilà plus que motivé. Il faut absolument que je me trouve une place en humanitaire dès avril sous des cieux un peu plus cléments. Peut-être à Accra, au Ghana voisin, qui a l’avantage d’avoir une façade maritime et donc un climat plus tempéré.
Les regards
Plus que la chaleur, ce à quoi il peut sans doute être difficile de s'acclimater, ce sont les regards. En caricaturant un peu, si vous croisez un blanc à Dhassasgo, il n'y a que trois possibilités. Soit il s'agit d'un touriste égaré, soit il s'agit de Bob, soit il s'agit de moi. Dans le dernier cas, évitez de venir me parler, je n'ai pas la moindre envie de me tenir dans les environs d'un type qui transpire autant que moi. Signalons néanmoins que Bob a été très récemment rejoint par son anthropologue de femme, tout aussi québecoise et adorable que lui et que j'apprécie énormement leur compagnie, dans les pièces climatisées ou dès la tombée de la nuit. A en croire Abdeslam, quelques français viennent parfois manger au Cristal Rouge, la nourriture y étant réputée pour sa compatibilité avec la faune gastrique de l'occidental lambda, mais je n'en ai encore jamais vu. Tout cela pour dire que dans les rues de Dhassasgo, j'attire les regards. Et contrairement à la France, ici les contacts visuels ne sont pas proscrits. Et sont même parfois un peu déstabilisants, quand la mère de famille à l'arrière de la moto à côté de vous au feu rouge passe les 40 secondes d'attentes à vous fixer droit dans les yeux sans ciller.
Bref, j'ai trouvé le pays parfait pour moi. Ici je n'ai pas besoin de m'enfiler une bouteille de whisky très-bas-de-gamme, de me dénuder en public, de vociférer des grossièretés incongrues aux passants ni de me balader avec ma pancarte "je manque d'assurance, faites attention à moi" pour être au centre de l'intérêt. J'économise ainsi en bourbon, en frais de justice, en rossées reçues (ce qui me manque un peu, j'adore l'allitération), et d'une manière générale en dignité. Cela dit, on s'habitue. Quand je dis on, j'entend que je m'habitue à la sensation d'être observé quasi-constamment, et plus seulement lors de bouffées paranoïaco-agoraphobes, mais aussi que les gens, mes nouveaux voisins, se sont rapidement habitué à ma présence. En effet, les sourires amusés ont vite remplacé les regards étonnés. Pour me rappeler à ma singularité épidermique, il n'y a guère plus que les bandes de gamins qui m'invectivent encore à grands coups de "Hey nassara ça va ?" et viennent me voir en se marrant. Mais vous savez comment sont les gosses. Il suffit d'attraper le plus proche, de lui envoyer une grande paire de claques à travers la tronche, doublée éventuellement d'une bonne balayette si le coeur vous en dit. Evidemment cela fait un sacré boucan quand il commence à geindre, mais ça a le mérite de calmer radicalement les autres. "En punir un, en éduquer cent". Ce n'est pas du Mao, c'est la nouvelle maxime du ministre de la fonction publique italien, alors franchement, pourquoi se priver ?
Finalement, j'ai trouvé des blancs à Ouaga. J'en ai trouvé tout un foutu nid d'ailleurs. Au cours d'une balade en moto, mon guide improvisé, l'inestimable M.Sawadro m'a annoncé que l'on traversait le quartier européen. Une longue rue comprenant des ambassades, quelques centres de coopération internationale et plusieurs grands hôtels. Et dans cette rue, un beau troupeau d'une trentaine de caucasiens bon teint attablés...au Burger Planet Truc's Chose, l'unique fast-food de la ville. A quelques mètres de l'entrée des larges halls aseptisés, au milieu des patrouilles de militaires. Car c'est bien connu, on ne sait jamais ce qui peut se passer dans la tête d'un noir.
Le Cristal Rouge
J'aurais sans doute mieux fait de commencer par là, mais que voulez-vous, l'arbitraire a ses raisons que la cognition ignore. Le Cristal Rouge, c'est un restaurant. Seydou m'y a conduit le soir de mon arrivée. Quand on m'a demandé si je désirais une table ou que l'on emballe ma commande en vue d'une consommation ultérieure, traversé par un éclair d'extralucidité, j'ai opté pour la seconde proposition.
Alors que je faisais les 100 pas devant la terrasse, grillant une cigarette en attendant que mon plat soit prêt, le serveur m'a invité à m'asseoir à sa table pour partager un thé. C'est ainsi qu'en refusant une table de client, j'atterris à celle réservée aux employées. C'est ainsi que j'ai rencontré Abdeslam, mon premier ami au Burkina Faso. Je dis bien au Burkina Faso, et pas burkinabé. En effet, à l'instar de la cuisine du Cristal Rouge, Abdeslam est guinéen. Plus exactement, il vient de Guinée-Bissau, un tout petit pays lusophone, dont vous entendrez certainement bientôt parler. En effet, sous l'impulsion direct des cartels colombiens, la Guinée-Bissau est en passe de devenir le premier narco-Etat d'Afrique Noire.
Abdeslam a 25 ans. Sa grande soeur, Amina, mariée à un fonctionnaire international suisse, est la propriétaire du restaurant. Abdeslam n'est jamais allé à l'école. Il parle 8 langues. Il est allé "à l'aventure". Ici, cela signifie qu'il a tenté le voyage vers l'Europe. Il a été arrêté à Tanger, caché à bord d'un cargo en partance pour l'Espagne. Il a vécu entre autre en Côte d'Ivoire, au Mali, en Guinée-Conakry et au Sénégal. Il a une femme et un garçon de deux ans qui vivent toujours en Guinée-Bissau.
J'adore Abdeslam. C'est un vrai bordel à lui tout seul. Il me ressemble un peu. Beurré, il braille sur tout le monde, insulte les serveurs, raconte n'importe quoi aux infortunés ayant l'imprudence de lui prêter oreille et drague outrageusement tout ce qui lui semble un tant soit peu féminin. Ce qui m'évite de le faire. Il parle plutôt bien français mais avec l'accent portugais. Il s'énerve vite et appelle tout le monde yamaco, littéralement piment, mais que je traduirais par quelque chose allant de vilaine petite chipie à immonde petite garce suivant la situtation, l'intonation et l'expression de son visage. Il aime le reggae, Bob Marley bien sûr, mais surtout Tiken Jah Fakoly et Lucky Dube, rastamans respectivement ivoirien et sud-africain. Concrètement cet amour se traduit par les baffles du resto crachant à plein volume des goods vibes à l'intention de la rue entière, de 10h du matin à 23h. Il est également fan de 2pac mais ne possède qu'un seul de ses titre, en l'occurence "Fuck B.I.G.", qu'il écoute en moyenne 15 fois par jour et de préférence d'affilée.
Mais il n'y a pas qu'Abdeslam au Cristal Rouge. Il y aussi Yama, la cuisinière. Elle, est une vraie burkinabé (et non, les habitante du Burkina se s'appellent pas les burkinabèses, heureusement pour elles l'adjectif est invariable). La patience incarnée, qui supporte vaillamment et même avec le sourire les élucubrations d'Abdeslam. Et puis il y a surtout la petite Mounia. On l'appelle petite Mounia pour la distinguer de la grande Mounia, fille d'Amina et donc nièce d'Abdeslam. Petite Mounia a 8 ans. Elle a la chance d'aller à l'école. Au début, ma présence l'intimidait et elle restait silencieuse. Et puis un beau jour, elle a pris la décision de m'adopter. Elle m'appelle tonton Bill et plus M.Anglet. Petite flamme noire en perpétuel mouvement, elle danse, chante, crie, court dans tout les sens, parle à toute allure, se bat avec Abdeslam, rit aux éclats dans les bras de sa mère, bref enchante et épuise tout le monde.
Abdeslam, Yama, Mounia. Cette quasi-famille gravitant autour du Cristal Rouge a été la première à m'adopter et a constitué ma première cellule de socialisation burkinabé.
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire